Le terme synergie relève des collaborations possibles entre plusieurs entités d’un même milieu afin de réaliser une action commune avec une économie de moyens. La réduction de notre emprunte carbone ainsi que la meilleure gestion de nos ressources étant de fortes problématiques actuelles, de tels types d’actions semblent tout à fait nécessaire. Afin de pouvoir les prendre en compte dans l’aménagement de notre cadre de vie, il nous faudrait savoir si des synergies sont déjà présentes dans nos espaces urbains et, si elles existent, comment elles influent nos expériences spatiales. Il nous est possible de proposer l’hypothèse que leurs existences comme la prise de conscience de ces dynamiques seront de nature à ouvrir de nouvelles voies pour faire et penser les lieux que nous habitons.
Synergie comme déjà-là
Tous les matins chacun d’entre nous peut, en se promenant dans la rue, voir l’évolution des masses feuillues des arbres parfois présents dans l’espace public. C’est le cas du noisetier qui se trouve en face de mes fenêtres. Au fil des saisons, il évolue, change, se transforme. En regardant un de ces arbres, nous pouvons nous demander quelles interactions a-t-il avec son milieu, quels échanges ont lieu de façon discrète et silencieuse. Il pourra nous venir rapidement à l’esprit l’ombre qu’il projette l’été, le pare-vue qu’il procure face aux voisins et à la rue, l’eau qui transpire de de ses feuilles, l’oxygène qu’il produit ou encore les noisettes que récupèrent quelques badauds et pourquoi pas, les planches ou bûches de bois qu’il produira peut-être un jour. Pourtant bien que cela révèle des échanges de proximité comme des échanges globaux (entre autre par les masses d’air), il n’y pas que nous seuls humains qui profitons d’échanges avec cet arbre. Les fourmis s’y baladent à la recherche de pucerons et autres denrées. Les oiseaux y trouvent un promontoire. La chenille peut s’y nourrir et installer son cocon. Bien d’autres entités du milieu inscrites dans le cycle naturel permettent à la terre de se renouveler, de s’aérer, de produire du dioxyde de carbone qui grâce au soleil permettront à cet arbre de faire la photosynthèse.
Il nous est possible ici de parler de synergie parce qu’il y a un résultat qui a été le fruit d’une action conjointe produisant ce résultat avec moins d’effort. Prenons l’exemple de l’ombre que nous procure l’arbre. En ménageant un espace pour lui, en enrichissant sa terre de nos déchets organiques, en respirant… nous lui permettons de pousser et grandir ; en échange il nous offre, entre autres, de l’ombre en été. Cet arbre aurait pu pousser sans nous, nous aurions pu fabriquer un brise soleil, mais cela aurait demandé à chacun de nous plus d’efforts pour un résultat identique.
Ces échanges peuvent produire bien d’autres effets que ce qui était souhaité et s’intègrent davantage dans un système d’échanges non-prémédités. C’est ce qui fait que certaines de nos actions pourront permettre à d’autres espèces de trouver un contexte favorable sans que nous l’ayons fait dans ce but. Nous jouissons en permanence des actions des autres entités du milieu de manière plus ou moins consciente. En cherchant à quantifier ces échanges, certains chercheurs comme l’économiste Robert Costanza montrent l’importance de ces échanges. En 1997, essayant d’estimer la valeur des apports des services écosystémiques de la Terre, il nous indiquait qu’ils s’élevaient à 25 000 milliard d’euros par an. Bien que ces chiffres semblent toujours relativement abstraits voir caducs, ils révèlent la quantité infinie de synergies en marche sur notre planète qui nous sont bénéfiques. Il nous faut donc voir nos actions comme de potentielles synergies discrètes, inconscientes, comme de simples dons. S’il s’agit d’un don, nous pourrions penser qu’il ne s’agit plus de synergie mais simplement de ressources à puiser. Cependant une synergie n’est pas forcément consciente. Le gui par exemple se propage grâce au fait que des oiseaux amateurs de ces baies le transportent en d’autres lieux. D’une manière on peut dire que le gui est conscient qu’il crée des baies alléchantes pour ces oiseaux, les oiseaux quant à eux n’ont sûrement pas conscience du rôle qu’ils jouent dans la dispersion du gui. Pourtant l’un comme l’autre ont un profit de cette prolifération, pour l’un c’est une source de croissance, pour l’autre l’entretien d’un vivier.
Pourtant, il nous faut bien être honnêtes dans l’exemple de l’arbre, comme dans beaucoup d’autres, en tant qu’humains nous récoltons beaucoup de bénéfices de l’échange mais offrons peu. Pourtant, la vie urbaine produit énormément de déchets et d’actions pouvant être un potentiel d’échanges avec les autres entités du milieu. De nos déchets organiques comme compost, de nos eaux usées comme bains à bactéries, de nos besoins d’isolations comme toitures plantées… nous pourrions être le moteur des synergies en devenir. Nous pourrions renverser le système qui veut que l’installation humaine corresponde à une chute de la biodiversité pour passer à une logique d’augmentation de la biodiversité changeant alors totalement notre manière de concevoir l’espace urbain et les réseaux qui en dépendent. Cela aurait pour effet de réduire nos besoins énergétiques tout en redonnant de la place pour d’autres. Pour cela il nous faut sûrement repenser la synergie au delà de notre condition, proposer pour concevoir un monde où l’homme n’est plus le centre mais une partie d’un écosystème plus global sur lequel il ne maîtrisera pas tout. Il sera essentiel de penser un monde où l’humain n’est plus le centre, l’unique et la seule de nos attentions.
Synergie comme poétique
Cependant, réfléchir uniquement en terme de rentabilité à propos des échanges synergiques revient à voir le monde seulement de manière quantitative et occulte la poésie de la dynamique des milieux.
« Par une soirée d’autonome, on avait travaillé toute la journée, arrive la fin du jour. Et vous le savez, à la fin du jour, il y a un basculement, il y a un silence infini. Même les oiseaux se taisent. C’est un temps poétique extraordinaire. Ce temps poétique était en plus aggravé par un coucher de soleil absolument magnifique, un coucher de soleil avec toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. On contemplait, j’étais comme en extase. Mon compagnon se demandait ce que j’étais en train de faire, s’est rapproché de moi. Ne voulant pas rompre le silence, je pris son bras et lui dit regarde… Il me dit, il y a au moins 10 stères! Le changement du monde ne pourra pas se faire si nous ne prenons pas notre véritable rôle, nous sommes dotés de la capacité d’admirer, c’est à dire nous mettre à proximité de la joie. » Pierre Rabhi.
Voir dans les synergies de nos villes leurs seuls résultats quantitatifs revient à voir dans l’exemple de l’arbre seulement le nombre de m3 d’oxygène produit, le nombre de degrés perdus et le pourcentage d’humidité. C’est oublier l’odeur des feuilles mouillées, le grain de l’écorce, la vision du houppier traversé par le soleil, le son du vent dans le branchage, le chant des oiseaux qui s’y posent ou la sensation de voir le printemps revenir à la vue des bourgeons. C’est oublier la puissance poétique offerte par l’arbre lors des synergies. C’est oublier que l’ensemble des synergies participe de la richesse du milieu ; elles nourrissent la rythmique urbaine, celle-là même qui nous permet de faire corps avec le milieu. C’est peut être dans cette dimension qu’une pensée des synergies révèle toute son importance et son potentiel, dans sa capacité à enrichir les rythmes de nos existences.
Le rythme dont il est question ici n’est pas la cadence, qui serait la définition classique du terme mais du rythme existentiel qui a été développé par la pensée d’Henri Maldiney. Le ryhtme dont font parties les synergies révèle la puissance poétique des lieux. Il ne s’agit pas de la répétition d’un même, mais d’un renouvellement perpétuel à partir d’une faille. Pour illustrer la distinction entre le rythme et la cadence, Maldiney oppose le tic-tac et la vague. Le tic-tac n’exprime aucune tension, il mesure un même temps, représente une répétition. Le mouvement des vagues lui, est une éternelle renaissance à partir même de sa béance. Chaque vague se forme de la précédente, mais chacune est unique et toujours différente. Le retour à un même ne produit rien, il ne nous permet pas un moment d’expérience, c’est à dire de transformation. C’est par un mouvement qui nous conduit hors de nous, un rythme, que Maldiney nous invite à penser notre sentir du monde et des œuvres d’art. En architecture, le rythme d’une manière est le tourbillonnement de l’espace à partir de tout ce qui le constitue. L’ensemble des caractères d’un lieu : sa lumière, son odeur, son humidité, ses traces, ses matières…, ceux qui l’occupent et la manière dont ils se forment ensemble. D’une certaine façon nous pourrions rapprocher les éléments qui composent le lieu de ce que nous entendons sous le terme d’atmosphère. L’atmosphère exprimant le climat particulier d’un lieu; c’est à dire sa tonalité propre contenant tout ce qui le compose et leur manière de se comporter ensemble. L’ouverture à cette rythmique m’est révélée dans un moment de surprise, dans une déchirure. Loin d’être un divertissement, la surprise est un moyen d’habiter. C’est par cet instant de contact et de saisissement que je peux rencontrer un lieu, entrer dans sa rythmique et en faire partie. La surprise est ce moyen de rencontre, ce moment qui indique un instant particulier à mon être et me permet de toucher terre. Composé de sur- et de -prise, ce terme indique qu’il y a un saisissement «physique et spirituel» qui nous emmène «plus loin».
Les synergies prennent part au rythme en l’enrichissant, en lui permettant d’évoluer, de changer de manière imprévue, de multiplier les acteurs. Celles-ci peuvent être à l’origine même des surprises qui ouvrent à la rythmique des lieux. Elles ont donc un potentiel d’enrichissement et d’ouverture au rythme responsable de la qualité de nos expériences spatiales quotidiennes. Chaque synergie impliquant une série d’acteurs conscients ou non, discrets ou non, provoque des réactions en chaîne qui accompagnent l’expérience du monde de toutes les entités du milieu. Le milieu est donc un mouvement, un rythme, dont chaque synergie crée une potentielle variation. Les synergies s’entremêlent au sein d’autres actions solitaires ou de non-actions prenant part à l’atmosphère générale et formant un tout que nous percevons. Au sein de ce milieu, humain et non-humain interagissent ensemble pour former une rythmique propre ou plutôt une association de plusieurs rythmiques. C’est de ce co-rythme dont les synergies font partie.
Synergie comme potentiel
Penser la ville en terme de synergies ouvre de nouvelles richesses, des potentiels d’expérience pour l’humain comme pour le non-humain. En effet, si les synergies rythment nos vies, elles rythment aussi celles des autres êtres des milieux. Ainsi ménager des places pour encore plus de synergies, c’est aussi ouvrir de possibles expériences à l’ensemble d’un milieu. En plus de nous demander si nous aimerions vivre dans les lieux que nous concevons, il nous faudra nous demander comment ces espaces peuvent être non seulement favorables à la croissance d’espèces animales ou végétales mais aussi comment pouvons nous enrichir de leur expérience du monde. Dans son article pour la revue Marne, Rem Koolhaas voyait dans les bâtiments tout automatisés un formidable potentiel pour re-penser les bases d’une architecture dépourvue d’humain.
« La légitimité de l’architecture a toujours reposé sur sa capacité à accueillir, inspirer, chérir, stimuler et consoler ses usages. Qu’adviendra-t-il de son statu si cet usager s’évapore? Quelles seront ses nouvelles raisons d’être? Comment concevoir les espaces de bâtiments ultratechniques à peine fragmentés, mais qui exigent néanmoins un certain contrôle humain et un pourcentage minime de présence humaine? », Rem Koolhaas
De la même manière, les synergies urbaines peuvent être un formidable potentiel pour imaginer une architecture au-delà de l’humain. En quoi le fait de penser une architecture non exclusivement dédiée à l’humain déplace-t-il nos fondamentaux? Comment les synergies peuvent-elles modifier notre manière de concevoir les lieux? Il ne s’agit en rien ici de penser une fracture entre le naturel et l’artificiel. Il s’agit de repenser la logique de séparation issue d’une volonté de hiérarchisation, classification, cette logique qui supprime les insectes pour ensuite construire des hôtels à insectes, qui ne cesse de recouvrir des surfaces de terre par du bitume en même temps qu’elle crée des sanctuaires végétaux, qui utilise des machines pour couper l’herbe des vergers quand les vaches sont entassées dans des hangars, qui nous rend statique pour ensuite nous conduire à la salle de sport… afin d’envisager nos actions en relation avec leurs effets et leurs usages. Il s’agit de réfléchir en terme de synergie dans le but d’une économie de moyens et simultanément d’une ouverture des potentialités poétique.
Au-delà d’une architecture recouverte de végétation pour lui donner un côté « vert », certaines pratiques sont déjà des tentatives, conscientes ou non, de penser en terme de synergie. Nous pourrons par exemple citer ici l’agence Coloco qui à partir de la pensée de Gilles Clément sur le tiers paysage tente de penser le projet urbain comme un potentiel paysager pouvant créer des lieux pour l’usage de l’homme qui soient également des catalyseurs de bio-diversité. Dans le projet pour la green-blet à Tripoli ou pour l’agglomération de Bordeaux, du territoire urbanisé est rendu à l’espace naturel et le maillage est pensé comme autant de corridors urbains propices au développement et au mélange entre les espèces. Les lieux qui en résultent servent autant à la récréation des citadins, au rafraîchissement de l’air, à la richesse de l’expérience urbaine, à la préservation de notre habitat qu’à la prolifération d’autres espèces, à l’élargissement du territoire naturel ou encore au cycle de l’eau.
De telles pratiques nous invitent donc à reconsidérer notre manière de penser l’architecture dans l’interaction avec son milieu. Comment pouvons-nous être le moteur de synergies qui nous sont directement bénéfiques ou non, en ménageant de la place aux autres entités du milieu? Certaines pratiques anciennes imbriquaient des synergies dans le but de production, comme par exemple les murs à pêche qui permettraient la création du sous climat nécessaire à ses arbres, nous amènent à entrevoir des possibilités d’apport mutuel au sein d’échanges plus globaux que la seule récolte d’un fruit. Pourtant les murs sont présents dans toutes les architectures, dans tous les actes humains de transformations du territoire, et s’ils ne servaient qu’à créer un micro-climat, ils auraient pu prendre part à une multitude d’autres actions.
Ouvrant de nouveaux domaines il nous appartient maintenant d’imaginer des lieux à travers le potentiel synergique. Qu’est-ce qu’un habitat qui donne la place à d’autres espèces? Les matériaux inertes, offrant peu d’accueil aux autres espèces comme le PVC, perdent-t-ils de leur intérêt sous le regard des synergies et de la charge poétique? Tout comme la permaculture peut-on imaginer des espaces urbains respectueux des écosystèmes intensifiant les échanges, les collaborations et transformant les bases de nos principes d’établissement humain? Comment les synergies peuvent-elles s’opérer au delà de notre condition animale (fonctionnement vital – eau – oxygène – nourriture – excrément) avec les éléments que nous concevons dans le cadre de notre société actuelle? Mettant ainsi en question nos systèmes de production urbains et industriels, nos infrastructures et réseaux. Les égouts ont-ils encore du sens? Les surfaces de parking goudronnées peuvent-elles encore exister? Devons-nous encore produire des tondeuses à gazon et des « souffleurs à feuilles »? Faut-il fermer tous les clubs de fitness? Nos excréments pourraient-ils devenir un cadeau pour d’autres? Doit-on éviter une action si elle était plus bénéfique à une grande partie du milieu? En quoi une architecture peut-elle être non seulement au service des humains mais à part égale avec le reste du monde? Qu’est ce qu’« accueillir, inspirer, chérir, stimuler et consoler » l’ensemble du milieu et non le seul humain ?
Bibliographie
Clément, Gilles (2004): Manifeste du tiers paysage, Paris, Sens&Tonka&Cie.
Koolhaas, Rem (2016): «Le meilleur des mondes : population, territoires, technologies», Marnes, n°4, Marseille, Parenthèse.
Maldiney, Henri (2003): Art et Existence, Paris, Klincksieck.
Maldiney, Henri (2007): « Entretiens avec Henri Maldiney » (in.) » Younès Chris (dir) Philosophie, Art et Existence, Paris, Cerf.