Matières oniriques 

Christiane est assise comme à son habitude sur un sceau en plastique. Elle s’installe devant sa maison au milieu de ses nombreux pots de fleurs pour prendre le soleil. “On m’appelle sans cesse pour me proposer de changer mes volets, mais moi je leur dit que mes volets sont en chêne, qu’ils sont plus durs que moi et qu’ils me suffiront à moi et aux suivants”…

Je suis architecte à la campagne. Mon travail se limite au village, une échelle qui permet de connaître toutes ses rues et nombre de ses habitants. En faire le tour ne demande que quelques minutes mais c’est déjà un monde. Un monde où les éléments premiers, l’eau, le feu, l’air et la terre se déclinent en mille visages ambivalents et contradictoires, en un chant évocateur de berges, rivière, falaises, forges, donjon et gravière. 

Un petit monde est un milieu fragile. Une décision que l’on croit dérisoire modifie en réalité plusieurs siècles d’habitudes. Remplacer des volets de chêne par du PVC, couvrir un chemin d’asphalte, sont des renoncements à un certain contact corporel avec la terre. Ces modifications du réel, aussi insignifiantes soient-elles, sont un bouleversement pour notre imaginaire. Elles portent atteinte aux images irréelles fruits de notre imagination : “les images qui se cachent” au delà des “images qui se montrent”. Ces images ne doivent pas être déconsidérées. Il y a un réalisme de l’imagination et c’est “par le dépassement de la réalité que l’imagination nous révèle notre réalité”. Notre appréhension du monde ne se limite pas à l’expérience que nous en faisons, à l’expérience que nous en avons, car nous la couvrons sans cesse d’images qui selon Gaston Bachelard, chantent, déforment ou rehaussent “le réel d’un ton”. Sans elles, comment comprendre les causeries de mon voisin pêcheur aux poissons invisibles tapis dans la nuit de la rivière, l’effroi des enfants Pesmois à l’approche des grilles de la maison hantée avenue Jacques Prévost, où même le dialogue que Gaston Bachelard entretient avec ses objets ? Ce jaillissement, ce retentissement d’images nous amène à “considérer l’imagination comme une puissance majeure de la nature humaine”, à prendre conscience que le réel est toujours devancé par le fantôme des images que nous projetons. 

Gaston Bachelard croit possible “de fixer dans le règne de l’imagination une loi des quatre éléments“. Lui-même admettra que cette classification est insuffisante pour définir une théorie de l’imagination. Le recours aux quatre matières, eau, feu, terre, air, permet toutefois d’établir des liens entre le monde et notre être intime. Pour Jacob Boehme, l’origine des quatre éléments “est aussi bien reconnaissable dans l’homme que dans la profondeur du monde”. Le chemin de goudron ne vient pas seulement modifier mon rapport physique à ce monde, il fait taire en moi-même des images qui trouvaient à se matérialiser dans le réel. Le chemin de la liberté, celui de la ritournelle Deleuzienne est devenu trottoir. Alors peut-être le chemin perd-t-il de sa familiarité, perd-t-il les “valeurs inconscientes” qui définissent “l’acte d’habiter”. 

“On habite une ville lorsqu’on se plaît à y flâner sans but ni dessein”. Vivre et travailler à Pesmes, c’est arpenter ses rues : mélange d’observations, de rêveries éveillées et de rencontres. C’est passer trois à quatre fois par jour devant mes chantiers. C’est interroger les lieux qui nous entourent et ce qui fait leurs qualités. La matière s’y exprime de mille manières, plus ou moins heureuses. Certains détails, à peine dicibles à l’œil nu, nous racontent pourtant avec éclat une certaine façon de construire l’habiter. C’est peut-être parce que les gamins ont des peurs irrationnelles, que les rochers mettent une “terreur dans le paysage”, parce qu’enfin le monde nous offre “les belles images dynamiques du caractère humain”, que le village est encore le lieu d’une habitation possible.

La survivance de l’ornementation. 

Michel le vieux maçon ne les aime pas : “tu ne me feras jamais peindre quoi que ce soit sur les enduits, c’est affreux !”. Dessiner des cadres réguliers autour des fenêtres pour mettre en valeur la pierre en sciant un enduit venu y mourir finement est son unique méthode, son savoir faire. Il déteste les boudins : ces formes molles (voir photo 01) que d’autres confrères fabriquent quand l’enduit souligne à l’excès l’irrégularité de pierres, devenues des îles éparses, enfoncées dans une crème sourde. “Ces boudins transforment les maisons en chaumières pour lutins” dit-il et les chaumières en des caricatures de chaumières. D’où vient cette aversion de Michel pour les boudins et ce désir de régularité, sinon de la matière elle-même, puisque selon André Leroi Gourhan, “c’est la matière qui conditionne toute technique” ? 

Des traces d’ornementations sont disséminées dans le village. On les trouve dans les rues les plus secrètes, les arrières cours, (voir photo 02). Ce sont des dessins au badigeon ou des jeux subtils sur la matérialité de l’enduit. Ils représentent des chaînages réguliers, de simples lignes verticales pour souligner l’angle d’une maison, ligne horizontale matérialisant une corniche supportant la toiture, cadre pour orner une baie ou mettre en valeur la niche d’un saint protecteur. Ces ornementations auront bientôt partout disparu. Certain veulent bien faire en débarrassant les façades de ces oripeaux démodés, ces artifices, pour retrouver sous l’enduit la matière pierre, rejointoyée si proprement que chacune d’entre elles semble une précieuse ridicule. “On comprend facilement que les hommes adorent les pierres. Ce n’est pas la pierre. C’est le mystère de la terre, puissante et pré-humaine, qui montre sa force”. L’ornement du latin “ornare, contraction de ordinare, (mettre dans un ordre logique) suppose pourtant dans son essence même une certaine utilité. C’est l’expression “d’une force excédentaire de la forme” selon Heinrich Wölfflin, manière pour ces piliers d’apparat de faire sincèrement “tâche de redressement”. Petit subterfuge traduisant une vérité sous-jacente, à savoir une authentique volonté de résistance à la pesanteur des matériaux.

Le village est construit de pierre. Cette matière “n’est pas inerte” ou isotrope. Elle implique un mode constructif singulier. La cohérence du village tient non pas à quelques principes esthétiques mais avant tout à l’essence des matières utilisées pliées à la volonté humaine d’habiter en ce lieu. C’est d’elle que les formes découlent car “la matière commande à la forme”, et ces formes sont simples, la variation l’emporte sur la différence. “L’homme veut transformer la matière”, la forcer à satisfaire son besoin d’installation. “Alors l’homme n’est plus un simple philosophe devant l’univers, il est une force infatigable contre l’univers, contre la substance des choses”. La dureté de la pierre excite notre volonté. Avec le dur “nous avons un adversaire” contre lequel il s’agit de lutter. Les mains du vieux maçon s’en souviennent, dures comme les pierres contre lesquelles il a combattu. Ces pierres offrent à présent le spectacle des luttes passées. La taille de la pierre était autrefois un exercice difficile et coûteux. L’église, la maison du notaire sont en pierre de taille. Les belles demeures possèdent généralement de belles pierres, linteaux ouvragés et pierres taillées sur plusieurs faces. Ce combat contre la substance des choses semble s’épanouir dans la géométrie. Il s’agit non pas de donner à l’informe du rocher une pure forme architecturale vue de l’esprit. La matière rebelle est géométrisée pour devenir matériau de construction. Pierre banale, taillée grossièrement pour un mur de clôture, pierre d’angle, parfaitement taillée offerte à la vue de tous. Non géométrisée, la pierre est presque inutile et forme des murs instables. Taillée grossièrement, elle est recouverte d’un enduit protecteur.  

Comment ne pas voir alors l’ornementation non plus seulement à l’image d’une “force excédentaire de la forme”, mais comme l’interprétation bien humaine d’un rapport idéalisé à la nature. Les pierres non taillées, non géométrisées par manque de volonté, d’argent ou de ressources sont recouvertes d’enduit, de pâte de pierre (“union de l’eau et de la terre”), comme pour former une toile, un écran. Pour Platon, “pétrir, c’est ruiner des figures intimes pour obtenir une pâte apte à recevoir des figures externes”, pâte dans laquelle on incise un tracé droit et régulier, en témoigne ces chaînages d’angles bien proportionnés. Bien loin d’être une pure surface, ces dessins illustrent le combat victorieux et idéalisé de l’homme face à l’adversité du monde, car le “monde est aussi bien le miroir de notre être, que la réaction de nos forces”. L’enduit raconte ce que la pierre ne pouvait ici se permettre, il montre “comment les choses se font choses et le monde monde”, il “mime la force” déployée pour construire une habitation. Le bel enduit, la belle pâte, fait la joie de la main, à condition de se soumettre. On comprend mieux la maladresse du boudin, c’est la pâte victorieuse, l’informe triomphant de notre quête d’habiter, il crie notre défaite, notre soumission à une matière qui exige notre révolte. 

Alors, dans un paysage qui n’a rien de grec, aride et tanné de soleil, privé d’embruns et de sel, dans ce paysage humide et doux invitant à se lover au creux d’un vallon, la petite ornementation raconte une volonté de redressement (voir photo 03). “Et jamais je n’ai senti, si avant, à la fois mon détachement de moi-même et ma présence au monde”. 

Il faudra emmener Michel, le vieux maçon, au hasard de mes flâneries, rêver ensemble car l’architecture “fait partie de ces révélations poétiques qui rendent possibles l’habitat”. La petite ornementation raconte la lutte contre la pierre. Les eaux, le feu et les masses aériennes dessinent d’autres rêves. “Il s’agit de réanimer un langage en créant de nouvelles images”, réanimer signifie que le passé subsiste à travers de faibles lucioles, que leur lueur est celle d’une histoire de l’habiter qu’il convient de conjuguer aujourd’hui à la hauteur de nos rêves. 

 

Bibliographie

Arendt Hannah , “Walter Benjamin”, Vies politiques, Paris, Gallimard, (1986)

Bachelard Gaston, L’eau et les rêves [1942], Paris, José Corti (1986),

Bachelard Gaston, La terre et les rêveries de la volonté [1948], 2ème ed., Paris,José Corti, (2004)

Bachelard Gaston, La terre et les rêveries du repos [1948], 2ème ed., Paris, José Corti, (2010)

Bachelard Gaston, L’Air et les Songes, Essai sur l’imagination du mouvement [1943], 9ème ed., Paris, José Corti, (2013)

Bachelard Gaston, La Poétique de l’espace [1957], 11ème ed., 2ème tirage, Paris, Presses Universitaires de France, (2013)

Camus Albert, Albert Camus Œuvres, Noces, [1958], Paris, Gallimard, (2013)

Merleau-Ponty Maurice, L’œil et l’Esprit [1964], Paris, Gallimard (2015)

Norberg-Schulz Christian, Vers une architecture figurative, Paris, Moniteur, (1984)

Matières oniriques

PUBLICATION
Le Philotope, n°12, MaT(i)erre(s)
AUTEUR
Alexis Stremsdoerfer
DATE
Décembre 2016